Les transparents

« Les transparents » permet de désigner à la fois des individus qui sont sans opacité, aussi bien que ces feuilles de plastique qu’on dispose sur une épiscope pour projeter les points forts, les power points qui visent à appuyer, pour faire pénétrer sans détours, sans nuances, mais aussi sans douleurs, les signifiants-maîtres nécessaires et suffisants à un argumentaire.

Il y aurait bien des façons d’aborder cette question. Il serait presque convenu de chercher à en faire l’anamnèse. Nous pourrions ainsi procéder à une recherche archéologique pour repérer la « naissance de la transparence », en allant la chercher du côté de Jean-Jacques Rousseau, la voir appliquée chez Jeremy Bentham, retrouver ainsi le Foucault de Surveiller et punir, et déployer tout ce qui s’ensuit en matière, non seulement de criminologie, de prédictibilité, de prévention et de disparition du risque.

La transparence est d’abord une qualité physique. Elle permet de donner à voir, tout en marquant une séparation, en circonscrivant, en enfermant ce qui est vu. Elle est exemplifiée par la cloche de verre, qui fait partie des premiers instruments scientifiques de l’époque moderne. On sépare l’objet d’étude de son milieu naturel, on le place  in vitro  pour réaliser une expérience exempte de toute réaction parasite. La cloche de verre, c’est déjà la Nouvelle Atlantide de Bacon, avec la science comme fondement d’une société débarrassée du commerce, donc des juifs, et de la sexualité. L’utopie, c’est d’abord cette transparence, celle qui va construire la cité du Nous Autres d’Evgueni Zamiatine ou « l’Angsoc », l’Angleterre socialiste du 1984 d’Orwell. Une cité sous cloche, une île, autant d’univers clos dans lesquels s’agitent des myriades de fourmis humaines, sans noms, mais pas sans nombre, puisque scrupuleusement numérotés.

Les premières fois que je me suis senti pris dans l’engrenage de la numérotation, ce fut lorsqu’on exigea de moi que j’inscrivisse un numéro tiré de la CIM-10 pour chacun des patients pour lesquels j’avais accompli ce que les gestionnaires de la santé nomment : un acte. Cela a commencé ainsi, par un numéro correspondant à un diagnostic, dans un but qui m’avait été présenté, sans doute pour obtenir ma collaboration, comme strictement médico-économique.

Je m’étais pourtant donné comme principe la phrase qu’Orwell attribue à son héros, Winston Smith, à l’instant où celui-ci va sombrer dans un sommeil dont il se réveillera pour se découvrir pris au piège de la rééducation : « Il n’y a pas de statistiques de la santé mentale ». Orwell avait écrit cela en 1948, anagramme de 1984, date qui inaugure notre ère nouvelle.

J’ai tenté de faire comme Winston Smith : je me suis tourné vers la fenêtre, « le dos au télécran », pour commencer à écrire, à l’insu de celui-ci, ce qui risquerait d’être pris pour des « notes personnelles ».

Quelques années après 1984, en 2005, le Ministère de la Santé a mis au point un plan pour la Santé mentale, dont le mot d’ordre était : « mieux informer et prévenir ». On y apprenait que la France était à la traîne des pays européens en matière de santé mentale positive. Elle était considérée comme un pays dépressif, avec un taux de suicides préoccupant. Depuis, ce ministère ne s’est plus attaché le Handicap, mais les Sports, sans doute pour positiver. Je me suis détourné des écrans pour ne pas avoir à en subir les « campagnes médias grand public ».

Depuis lors, je pratique plutôt le journal intime, tout en donnant le change, comme fonctionnaire zélé, chargé de la bonne application de la novlangue, intitulée chez nous « démarche qualité ». Il s’agit d’un processus de lente maturation, passant par une succession d’étapes, qui conduisent, de l’auto-évaluation à la certification. Elle suppose cependant un processus d’amélioration continue, schématisé par la « roue de Deming » qui s’apparente à celle du hamster dont l’alimentation dépend de la persévérance motrice. La certification nécessite donc la mise en œuvre d’un système de gestion de la qualité selon les exigences de la norme ISO 9001-version 2000.

Cette version représente un progrès considérable sur les versions antérieures, dans la mesure où le système documentaire, à base de procédures, de protocoles et de consignes, était bien trop lourd. La version 2000 se situe dans une approche différente : « On définit le niveau de qualification ou de compétence nécessaire pour tenir un poste, et on s’assure que les personnes tenant ce poste ont la qualification voulue. Si nécessaire, on met en œuvre des formations ». Et, roue de Deming oblige, cette analyse doit être régulièrement renouvelée, au minimum par un entretien annuel de formation.

D’autre par, la version 2000 met le client – lequel a remplacé l’usager – au sommet de la pyramide. (On ne précise pas si cette position est confortable).  Le fournisseur doit aider le client à identifier son besoin réel et s’assurer que ce besoin a été satisfait, en mesurant le degré de satisfaction du client : il existe à cet effet des questionnaires validés par les services qualité. Il est essentiel, en amont, que le fournisseur définisse précisément qui peuvent être ses clients avant de pouvoir déterminer avec eux leurs besoins réels. Il existe à cet effet des questionnaires de profils.

Je prends un exemple parmi d’autres : on adresse à ce qui s’appelle encore hôpital, mais qui est en passe de devenir « établissement de santé », un client dont le profil répond, selon les critères de la CMI-10 non encore révisée, à F12.1 : « troubles liés à  l’utilisation de dérivés du cannabis ». Je me trouverai bien embarrassé. Tandis que s’il répond au critère F12.2 ou F12.5, c’est-à-dire avec ou sans symptômes psychotiques, le client entrera dans l’établissement de santé ou sera orienté vers une unité spécialisée en addictologie ou encore vers un CSAPA. Le diagnostic principal n’importe que s’il est complété par un diagnostic longitudinal, puisque le but de la classification est avant tout : « médico-économique ». Elle permet de regrouper les clients par groupes homogènes de pathologie et ainsi, de les orienter vers des dispositifs spécialisés : je viens de citer l’addictologie qui se subdivise en plusieurs sous-spécialités, selon le produit addictogène, voire pour des addictions sans substances. Mais, il existe des centres spécialisés dans le traitement de l’anxiété et du stress post-traumatique ou non ; des unités de traitement des troubles obsessionnels-complusifs, d’autres pour les troubles bi-polaires de divers types, ainsi que des unités de suicidologie, etc.

Ceci vaut pour les clients dont le profil a pu être défini par l’entreprise à laquelle il est adressé en première instance : ce peut être le médecin généraliste, lui-même spécialisé en médecine générale, souvent associé avec d’autres dans une PME, détenteur des guides de bonnes pratiques éditées par la Haute Autorité de Santé qui veille sur l’ensemble de la politique de qualité, formant à cet effet des ingénieurs qualiticiens et diffusant guides et fiches toutes approuvées par des conférences de consensus validées par des experts. L’autre accès, c’est l’hôpital-entreprise dont le SAU est la gare de triage. Il s’agit d’un maillon incontournable du système de santé qui draine de nombreux clients non encore profilés. Cette carence va être heureusement bientôt réparée par la généralisation du DMP – le dossier médical personnel – qui permettra de réguler les flux de clients attendant parfois de longues heures dans les services d’urgences. On va pouvoir ainsi détecter rapidement les populations à risques et les gérer de façon prioritaire – le verbe « gérer » est lui aussi médico-économique -.

Il me faut faire une pause dans la description du dispositif dont je suis un des innombrables rouages – sachant que lorsque j’énonce ce « je suis », il ne s’agit que d’un simple shifter : je devrais dire, pour être plus plausible : « mon ordinateur ». Toujours est-il que je vais m’octroyer une pause-tabac, sortir en catimini un cigarillo du tiroir secret de mon bureau et aller m’en griller un sur le balcon, dans un angle mort où le télécran ne me verra pas. Je n’ai pas encore repéré de caméra de vidéo-surveillance au-dehors, mais ces systèmes sont devenus si sophistiqués qu’ils sont difficiles à déceler. Aussi vais-je fumer en gardant la braise du cigarillo du coté de la paume de la main.

A propos de pause-tabac, il me vient que chaque matin, quand j’arrive devant le bâtiment du pôle dont j’ai la responsabilité dans l’entreprise où je suis employé, et comme je suis plutôt ponctuel, je suis accueilli par un groupe de clients, accompagnés d’un ou deux employés en blouses blanches, dont j’ai du mal à retenir le patronyme depuis qu’il est imprimé sur un badge pectoral. C’est le moment de la première pause-tabac de la journée : son ambiance varie non seulement selon la météo, mais en fonction des soignants (je les dénomme ainsi pour les distinguer parmi les employés de l’entreprise). Certains matins, tous ces fumeurs – j’inclus les soignants dans l’ensemble, car ce sont ceux qui fument qui participent préférentiellement aux pauses-tabac – sont plantés là, debout, le regard perdu derrière les volutes de la fumée tant attendue (c’est une figure polluée par l’archéo-langue). D’autres fois, ils se regardent les uns les autres et parfois même papotent entre eux ou avec les soignants, jusqu’au coup de sifflet (encore un figure) qui va signaler la fin de la pause.

J’ai usé du terme de pôle pour désigner le bâtiment où je travaille. Certains ne sont peut-être pas encore familiarisés avec cette appellation : il ne s’agit pas seulement du bâtiment, mais de tout un ensemble médico-économique – j’insiste sur le qualificatif – composé d’un certain nombre d’unités dites fonctionnelles, ayant chacune une spécificité et managée par un responsable qui a passé contrat avec la direction de l’entreprise, c’est une « contractualisation interne » ou avec l’instance tutélaire, par un contrat de type COM, d’objectifs et de moyens, ou encore mieux : CPOM, pluri-annuel.

Le principe contractuel domine le système. Les anciens prétendent qu’il a été importé du droit anglo-saxon. Mais certains pensent, qu’il s’agit en fait d’OJNI, d’objets juridiques non-identifiés. Etant moi-même astreint au devoir de réserve, je ne puis me permettre de donner un avis sur les performances du système. Il est cependant possible de s’en faire une idée en découvrant chaque année le palmarès des entreprises de santé, puisqu’il parait en kiosque dans certains magazines grand public. La distinction entre établissements publics et privés est encore respectée, mais il est prévu qu’elle disparaisse prochainement, ce qui rendra la lecture du palmarès plus aisée. Nous vivons enfin dans une société de palmarès. Grâce à Google tout-puissant, béni soit son nom, nous pouvons savoir comment chaque médecin traite ses clients, par leur avis d’internautes, ces citoyens du monde, enfin : du monde virtuel, celui qu’on appelle la Toile.

Lorsque je lève les yeux de la feuille sur laquelle j’écris ces lignes pour qu’elles ne figurent pas dans mon disque dur, et que je regarde le monde réel à travers la fenêtre, je ne peux manquer de ressentir un émoi particulier, un sentiment de gratitude envers la Norme, cette norme ISO, aujourd’hui 9001 – version 2000, mais dont je sais qu’elle va, en s’améliorant sans cesse se décliner à l’infini, selon la roue du grand William Edwards Deming, que je vois tourner lentement devant mes yeux émerveillés, comme celle du Prater de Vienne : Plan, Do, Check, Act ; Planifiez, Développez, Contrôlez, Réagissez ! Oui, je me dois de réagir, de faire appel à une autorité incontestable. Je n’en vois qu’une seule. Du reste, elle est la seule. C’est la Haute Autorité de Santé, qui a désormais tout pouvoir – mais il est préférable de dire : une implication forte – dans le développement des coopérations entres professionnels de santé ! Elle leur donne de nouvelles missions : « La HAS aura la possibilité d’étendre un protocole de coopération à l’ensemble du territoire national, et les professionnels de santé impliqués (eux aussi de façon forte) lui transmettront les informations relatives au suivi de la mise en œuvre des protocoles ». Plan, Do, Check, Act ! Qu’il est bon de coopérer, et de collaborer à la qualité ! D’ailleurs la Haute Autorité a mis au point des indicateurs (sic) de qualité et des mesures de suivi de ces indicateurs. Elle pense à tout : d’abord expérimentale dans un panel d’établissements représentatifs, elle va se conjoindre à la certification, pour devenir obligatoire. Formidable ! Il est vrai que le recueil des indicateurs de qualité représente une charge de travail supplémentaire. Mais qu’importe, puisque « cet investissement prend tout son sens en considérant l’intérêt de la démarche : développer la culture (ah ! la culture…) de la mesure de la qualité, disposer de mesures factuelles de cette qualité et renforcer l’effet levier sur l’amélioration de la qualité… des soins ». Car, j’allais oublier ! Il s’agit bien de soins, puisque nous parlons d’établissements de santé relayés par les Agences Régionales de Santé, auprès de la Haute Autorité de Santé qui dépend du ministre de la Santé…et des Sports. Que ne ferions-nous pas pour étendre la Santé à tout le pays, le recouvrir d’un voile arachnéen (une toile ?) frais et léger, de qualité, pour que chaque client remplisse sa fiche de satisfaction en en faisant pleuvoir les étoiles au firmament du palmarès.

Tout est calme. Les chambres de soins intensifs ne font pas entendre le plus faible cognement. Elles sont bien insonorisées, les murs en sont autant élastiques qu’ignifugés. Je peux lire sereinement la presse scientifique qui m’est adressée par mail et que je n’imprime que si cela s’avère indispensable. J’obéis à l’éco attitude. Du reste, les comptes rendus et les abstracts me suffisent amplement pour suivre les progrès des neuro-sciences appliquées aux méthodes comportementalo-cognitives. Curieusement, à chaque fois que je pense à ces méthodes, il me vient une envie de menthe à l’eau. Etrange…

Je viens de recevoir un courrier adressé à tous les prescripteurs spécialisés en psychiatrie, puisqu’il y en a encore, qu’on nomme aussi « personnes ressources »,  un courrier du Directeur Médical Opérations France d’un grand groupe pharmaceutique à la pointe de l’innovation. Ce cher Confrère m’apprend la mise sur le marché d’une suspension injectable à libération prolongée (l’expression ne manque pas de sel), indiquée pour la « réduction majeure et réversible des taux de testostérone afin de diminuer les pulsions sexuelles chez l’homme adulte ayant des déviances sexuelles sévères ». Je n’ai pas trouvé la liste des déviances en question, ni même de référence à la Psychopathia sexualis de Kraft-Ebbing. Par contre, une mention importante figure dans le mode de prescription : « Le traitement (…) doit être associé à une psychothérapie dans le but de diminuer le comportement sexuel déviant ». La catégorie de la psychothérapie n’est pas précisée. Parmi celles que préconisaient nos Anciens, on trouvait les « psychothérapies d’inspiration psychanalytiques », dont l’acronyme P.I.P. faisait bien rire les salles de garde.

Mais là, on ne rit plus, car on sait désormais que la testostérone joue un rôle majeur, non seulement dans la régulation de la sexualité, mais aussi des agressions, de la cognition, des émotions et de la personnalité. J’apprends ainsi que c’est « un déterminant majeur du déni, des fantasmes et du comportement sexuel ». J’ en déduis donc que les déviances visées par ce traitement doivent être bien sévères pour justifier « une diminution des taux sériques de testostérone comparable à celle observée chez les hommes castrés chirurgicalement ». Mais grâce à cette innovation, le traitement est devenu réversible. Je me demande cependant quel prescripteur, quel expert et in fine quel juge ferait courir le risque à un nombre indéterminé de victimes potentielles, d’édicter l’arrêt d’un tel traitement qui préserve l’intégrité anatomique du déviant. Heureusement, la rétention de sûreté est là pour empêcher les décisions inadéquates.

Au fait, à propos d’inadéquats, je vais devoir de ce pas fermer mon Google Sciences et aller voir s’il n’y a pas dans les deux unités, numérotées 1 et 2, dont j’assure le bon fonctionnement, quelques clients inadéquats, pour ne pas avoir à subir les foudres tutélaires des instances qui nous régulent. Car il se peut, malgré toutes les précautions prises dans les procédures d’admission, qu’il s’en glisse un, subrepticement. Un qui n’a pas été classé au départ, un qui n’est pas correctement domicilié, un qui donne une fausse identité et qui n’a pas de carte vitale d’identité avec son ADN inscrit dessus. Il y en a même qui prétendent ne pas connaître leur nom et encore moins leur matricule. Pour ceux-là, le circuit est tout tracé. Ils sont comme des enfants qui ne sauraient ni lire ni écrire : on peut les éduquer, les psycho-éduquer. Mais nos établissements n’ont pas développé toutes les techniques appropriées. On les dirigera donc vers des maisonnées-relais où ils recevront, outre le gîte et le couvert, tous les éléments nécessaires à l’élaboration d’une identité AAH, grâce à un concept médico-social approprié.

Et puis, il y a ceux qui se sentent épiés, surveillés, contrôlés indûment et qui en souffrent le martyr. A ceux-là, il va falloir apprendre que la surveillance et le contrôle ne sont qu’une étape dans la roue de Deming, qu’après Check, il y a Act, à ne pas confondre cependant avec passage à l’acte. Quelle tache noble et immense ! Une fois opérée la sélection, je vais pouvoir rendre compte des mouvements quotidiens, calculer le temps de séjour moyen dans chaque unité, et vérifier que nous sommes dans la Norme.

Tout ceci est l’aboutissement d’un lent processus de progrès qui avait déjà été anticipé, au siècle passé par un nommé Georges Canguilhem, dont je garde gravé dans ma mémoire la sentence suivante : « Le système des normes s’établit avec l’instauration d’une éducation standardisée (…) il s’établit dans l’effort pour organiser un corps médical et un établissement hospitalier de la Nation susceptibles de faire fonctionner des normes générales de la santé ; il s’établit dans la régulation des procédés et des produits industriels ».

Tout est enfin établi. Enfin, presque. Il reste encore beaucoup à faire en matière de traçabilité, à commencer par la généralisation du RFID (techniques d’identification par radio-fréquence) dans le domaine de la Santé. Je cherche un slogan pour le Ministère, du genre : « Une puce pour votre sécurité ! ». « Une géo-localisation pour la vie ! » Des bracelets pour tous : du nourrisson à l’Alzheimer, en passant par les déviants sexuels sévères et les détenus en fin de peine. Lacan disait à la télévision :  « Le propre de l’ordre (…), c’est qu’on n’a pas à le goûter puisqu’il est établi ».

Pauvre Jean-Jacques, qui ne pouvait opposer à la malveillance de l’Autre, en raison de la transparence de cristal de son cœur, qu’un vœu d’invisibilité : « Si j’eusse été invisible et tout-puissant comme Dieu, j’aurais été bienfaisant et bon comme lui… » Mais, comment se rendre invisible dans un monde transparent ?

Le sujet du Beachtungswahn  est l’objet de l’Autre panoptique. Faisant tache dans le tableau, il voudrait bien pouvoir disparaître, mais l’objet-regard qu’il incarne est aussi celui de l’Autre : l’accolement des deux, comme Schreber nous l’ appris, rend impossible la disparition du sujet, son fading . On est alors dans le tout ou rien. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce que l’on nomme « suicides au travail » s’est récemment répandu avec une telle acuité.

Le monde transparent est celui qui promeut l’objet a dans la réalité ; c’est le « monde omni-voyeur » dont parle Lacan dans le séminaire XI, qui peut provoquer le regard et, à ce titre, créer un sentiment d’étrangeté, c’est-à-dire l’angoisse. On peut peut-être rattacher à cela la surconsommation de psychotropes.

Le spectacle du monde a autant à faire avec «  le monde du spectacle » selon Debord, qu’avec le panoptisme de Foucault. Il s’agit dans les deux cas, d’être vu, soit « en haut de l’affiche », soit sur l’écran de la vidéo-surveillance, d’être vu sous toutes les coutures, sans zônes d’ombre. Le panoptique de Bentham localise la jouissance scopique au centre, la place d’un Autre omni-voyant, celui du pouvoir, rendant le sujet transparent, sans masque, sans semblant, ainsi que dans le délire d’observation.

Rousseau poussait la raison paranoïaque un cran plus loin : il rêvait d’une société transparente, « dévoilée », où « chacun, du point qu’il occupe, puisse voir l’ensemble de la société ; que les cœurs communiquent les uns avec les autres, que les regards ne rencontrent plus d’obstacles, que l’opinion règne, celle de chacun sur chacun. »

La question soulevée par mon petit pastiche orwellien es bien celle du point de vue. Il me semble qu’on peut la préciser à partir de la note ajoutée en 66 par Lacan à son « Temps logique », résumant en une sentence, toute la Massen-Psychologie : « le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel. » Peut-on mettre « l’assimilation humaine » qu’évoque Lacan en 45, au même registre que l’assimilation aux mécanismes de la Norme qui nous évalue, évaluation à laquelle nous participons, sachant qu’il n’est de certification qu’après une minutieuse auto-évaluation ?

Cette assimilation-ci , n’est-elle pas le refus de la ségrégation, qui est, écrivait Lacan, « au principe du camp de concentration » : troisième facticité de « la proposition du 9 octobre 67 », réelle, trop réelle.

C’est là qu’il prédit « ce qui ira en se développant comme conséquence des groupements sociaux par la science, et nommément de l’universalisation qu’elle y introduit. », les noces de la science et de la mondialisation. La ségrégation était connotée par Lacan d’une référence historique à la psychiatrie et au ghetto : …la psychiatrie désigne la chambre d’ami au titre des fonds libéraux de l’Université, les ayants droit de ce logis étant refoulés dans le ghetto dit autrefois non sans justesse : asilaire. Le refus de la ségrégation avait déjà eu pour corollaire l’anéantissement des ghettos. En 69, Lacan redoutait, avec la réforme de l’Université, l’instauration d’un « camp de concentration généralisé. »

Or, le discours universitaire est déségrégatif, « même, écrit encore Lacan, s’il véhicule le discours du maître, puisqu’il ne le relaye qu’à le libérer de sa vérité ». Or, c’est bien l’esclave qui se trouve à cette place, le sujet, et c’est la Science qui paraît garantir au discours universitaire un tel projet, celui d’une libération : « Insoluble ! », conclut Lacan. Plus tard, il dira :  « Intenable ! », en désignant  le discours capitaliste, celui qui fait solution de continuité avec les quatre autres. Le discours tourne alors sur lui-même, « comme sur des roulettes ». Toujours la roue… Le sujet du camp d’évaluation est forclos, du fait de son universalisation même.

Claude LÉGER

Journée ESSAIM du 5 décembre 2009*, article paru dans le N°25 de Essaim, « Le sujet divisé », éd. érès, Jan.2011

 

janvier 27, 2011

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